Claude NICOLET

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Article écrit par Alexandre Devecchio, le Figaro (jeudi 17 novembre 2016)

Quinze ans après sa défaite à la présidentielle, l’ancien ministre de l’Intérieur a été nommé à la tête de la Fondation pour l’islam de France et publie « Un défi de civilisation ». Ses soutiens d’hier essaiment la vie médiatique et politique.

Au 52 rue de Bourgogne, à deux pas de l’Assemblée nationale, le temps est suspendu. Ici, point d’écran d’ordinateur ni de souris. Encore moins de tablette numérique. Une bibliothèque, des crayons, du papier. Un portrait de Clemenceau, l’homme qui, à 76 ans, dirigeait une France en guerre, surplombe toute la pièce. L’homme qui, derrière son bureau, annote le dernier livre de Suleiman Mourad, La Mosaïque de l’islam, appartient à une catégorie de politiques qui se fait de plus en plus rare : celle des hommes d’État « à l’ancienne ». De ceux qui ne croient pas justement à la fin de la politique. Qui peuvent être à la fois ministre et écrivain, homme d’action et philosophe. Qui se moquent des recommandations de Bruxelles comme des points de croissance. Qui, davantage que la courbe des sondages, scrutent les grandes heures du passé pour comprendre notre monde. Jean-Pierre Chevènement, par son allure, sa langue toujours précise, sa finesse d’esprit, son extrême courtoisie, vient d’un autre temps. Pourtant, « le lion de Belfort » n’a pas fini de rugir. À 77 ans, l’ancien ministre de l’Intérieur n’a peut être jamais été aussi tendance. Son livre, Un défi de civilisation (Fayard), est un événement éditorial et Bernard Cazeneuve vient de le nommer à la tête de la Fondation pour l’islam de France. Partout, sur l’échiquier politique, des héritiers plus ou moins légitimes prétendent s’inscrire dans sa filiation. La presse se l’arrache. Quinze ans après le désastre de 2002, le Che est de nouveau à la mode.

Souvenons-nous. Au soir du 21 avril 2002, le chevènementisme était mort-né, son seul bilan était d’avoir aidé Jean-Marie Le Pen à distancer Lionel Jospin. Mais de cet échec cuisant est peut-être née une victoire culturelle et idéologique qui porte aujourd’hui ses fruits. La campagne présidentielle ratée de Chevènement a eu un mérite indiscutable : faire naître une génération. Dans le monde politique, intellectuel et médiatique, les enfants terribles de Chevènement continuent de vouloir faire « turbuler le système » ou en sont devenus des membres à part entière. Ils s’appellent Florian Philippot ou Arnaud Montebourg, Natacha Polony ou Apolline de Malherbe, Michel Onfray ou Michel Houellebecq. Mais aussi, moins connus du grand public, Sébastien Lapaque ou Basile de Koch. L’un est journaliste au Figaro et écrivain bernanosien, l’autre parodiste, président à vie autoproclamé du groupe d’intervention Jalons !

Une assemblée bigarrée

Pour eux, le discours de Vincennes le 9 septembre 2001 est la date fondatrice. « Ce jour-là, il s’est passé
quelque chose, se souvient Élisabeth Lévy. C’était enfin le programme que nous attendions : celui du Conseil national de la Résistance adapté au goût du jour. » Un an plus tôt, alors ministre de l’Intérieur, Chevènement claquait la porte de l’Hôtel Beauvau, en désaccord avec le premier ministre, Lionel Jospin, sur l’avenir de la Corse. Avant cet épisode, il avait été plusieurs fois ministre sous François Mitterrand dans les années 1980 et 1990. Cependant, c’est sur l’esplanade du château de Vincennes, où 8 000 sympathisants sont venus l’applaudir sous deux immenses chapiteaux, que Chevènement devient le Che. Dès lors, on pourra se dire « chevènementiste » comme autrefois on se disait « gaulliste ». Max Gallo enflamme la foule en fustigeant, sans citer Chirac et Jospin, « les associés rivaux du pouvoir », « munichois » qui, s’ils l’emportent, « fragmenteront la nation ». Face aux « légistes postmodernes», Chevènement, revenu des portes de l’au delà après un long coma, se pose en homme de la patrie, en rassembleur au-dessus des clivages partisans, en héritier de Blum et Clemenceau, mais aussi du général de Gaulle. Comme l’écrira Alexis Brézet (aujourd’hui directeur des rédactions du Figaro) dans un article intitulé « Chevènement, la dernière tentation de la droite », le rédacteur du programme commun de 1981, le fondateur du Cérés, campé à la gauche du PS, s’adresse autant aux socialistes trahis par Jospin, aux nostalgiques du PCF de Marchais qu’aux déçus de Chirac, aux orphelins de Pasqua, aux enfants du divorce Le Pen-Mégret. L’assemblée bigarrée rassemble sans-culotte et grands bourgeois, trotskistes et monarchistes, souverains et communards. Le drapeau rouge se mêle au tricolore. Les admirateurs des Capétiens et les jeunes femmes en bonnet phrygien chantent ensemble La Marseillaise. Ce jour-là, la France de Marc Bloch, celle qui vibre au souvenir du sacre de Reims et lit avec émotion le récit de la Fête de la Fédération, est réunie.

Le comité de soutien de Jean-Pierre Chevènement, véritable cour des Miracles, sera le reflet de cette « unité contradictoire ». On y trouve des fidèles, comme le cofondateur du Cérés Didier Motchane ou le député MDC Georges Sarre ; des résistants communistes, Lucie et Raymond Aubrac ; des gaullistes historiques, Pierre Lefranc, directeur de cabinet du général, l’amiral François Flohic, son aide de camp, Étienne Burin des Roziers et Bernard Tricot, qui furent tous deux secré- taire général de l’Élysée ; des souverainistes proches de Pasqua comme les députés européens Paul-Marie Couteaux, William Abitbol et Florence Kuntz. Et même Michel Pinton, farouche opposant au pacs, ancien conseiller de Valéry Giscard d’Estaing et cofondateur de l’UDF ! Enfin, Pierre Poujade lui-même déclare son soutien au député de Belfort considérant qu’« il n’est ni pourri ni utopiste, lui ». Des intellectuels et des journalistes d’horizons différents, souvent proches de la Fondation Marc-Bloch, s’engagent également au côté du Che. On peut citer parmi beaucoup d’autres, Régis Debray, Pierre-André Taguieff, Philippe Cohen, Éric Zemmour. Des écrivains également : Edmonde Charles-Roux, Patrick Besson, Philippe Muray. Déjà amis, l’« anarcho-conservateur » Basile de Koch et le « coco pas tout à fait repenti » Marc Cohen deviennent inséparables. Ensemble, ils organisent les soirées du mouvement des jeunes chevènementistes, Génération République, d’où émergeront de brillants journalistes et intellectuels : Natacha Polony, Apolline de Malherbe, Guillaume Bigot, David Martin-Castelnau , Gaël Brustier, Julien Landfried.

La campagne décolle, mais le miracle ne dure pas. Celui qui devait être « le troisième homme » finira, au soir du 21 avril 2002, avec 5,3 % des voix, accusé d’avoir contribué à l’élimination du candidat socialiste. De 11 Septembre en Marseillaise sifflée au Stade de France, l’enjeu sécuritaire devient central et la question identitaire affleure déjà. L’ancien ministre de l’Intérieur refuse pourtant de muscler son discours. « Si on ne bouge pas, nos électeurs vont se tourner vers papi stalag (Jean-Marie Le Pen) et mamie goulag (Arlette Laguillier) », prophétise David Martin Castelnau. William Abitbol persifle : « Il y a plus de manchots aupôle républicain qu’au pôle Sud ! » Chevènement se heurte également au sectarisme de son aile gauche qui ne digère pas son dîner avec Philippe de Villiers. Le jacobin et le chouan se sont retrouvés au domicile privé du général Gallois, monument du gaullisme. L’organisateur de cette rencontre n’est autre Paul-Marie Coûteaux. « Il y a une telle hégémonie culturelle à gauche que lorsqu’on fait du ni droite ni gauche, on se retrouve toujours à faire du ni droite ni droite », regrette ce dernier aujourd’hui.

Quinze ans après, la famille recomposée est toujours éclatée, mais la petite musique du Che résonne un peu partout. Dans chaque parti, des héritiers revendiquent la succession. À gauche, Valls a repris son discours sur l’ordre républicain, Montebourg s’inspire de sa vision colbertiste tandis que Macron (qui en 2002 a voté pour
le candidat souverainiste) aspire à bousculer la logique des partis. Macron ? « Il a une démarche d’ouverture qui me plaît. Cependant, je ne crois pas que le dogme de l’efficience des marchés soit l’alpha et l’oméga d’une orientation politique. Il ne suffit pas d’être en marche encore faut-il savoir vers où ? », dit cruellement le Che du nouveau candidat à la présidentielle. À droite, Chevènement se reconnaît dans le gaullisme social de Dupont Aignan et Guaino. Il loue également le souci d’indépendance nationale de Fillon en matière de politique étrangère. En revanche, le Che prend ses distances avec le Front national. « Le MDC était composé de gens qui auraient su et pu assumer des responsabilités, qui avaient un certain sens de l’État. Est-ce qu’au sein du FN il y a des personnages de cette qualité ? Je ne peux pas parler de Philippot, un homme dont on me parle souvent, mais que je n’ai jamais rencontré », lâche-t-il à propos de celui qui, élève à HEC, a pourtant fait campagne pour son champion dans les grandes écoles.

La nation fait son grand retour

Davantage que sur le plan politique, l’aventure Chevènement aura été féconde sur le plan culturel et intellectuel. « Parmi les gens de ma génération qui ont 40 ans aujourd’hui, un nombre assez important a fait cette campagne. C’était là que les choses bougeaient, qu’il y avait la possibilité de penser autrement », se souvient Natacha Polony, qui a connu depuis une ascension médiatique fulgurante. Élisabeth Lévy, avec laquelle elle faisait meeting commun, a perpétué l’esprit de la Fondation Marc-Bloch à travers le magazine Causeur. Leur confrère Éric Zemmour est devenu le porte-voix des classes populaires et a dynamité à lui seul le politiquement correct. De Debray à Sapir en passant par Gauchet, Le Goff, Onfray, Bouvet, Bruckner ou Finkielkraut, la plupart des intellectuels qui comptent, autrefois ancrés à gauche et majoritairement européens, ont largué les amarres. Ils tournent le dos au sans-frontiérisme et, s’ils ne se rallient pas tous à l’idée de souveraineté, ils se sont fait défenseurs de la limite. « Je ne pense pas qu’on puisse faire une politique qui ne soit pas nourrie par les idées, qu’on puisse redresser le cours de la politique française sans mener un long combat idéologique au préalable, note Jean-Pierre Chevènement, qui se réjouit de son rôle d’aiguillon. Il y aura d’autres secousses, d’autres résistances, mais je pense qu’à la fin il se dégagera une énergie suffisante pour que la France ait un gouvernement digne d’elle si nous voulons la continuer. Je me mets à ma juste place. Je suis un moment dans l’histoire d’une résistance de longue haleine.» La génération qui suit, ceux qui sont nés après la chute du mur de Berlin et ne partagent pas le rêve européen, considère l’ancien ministre de l’Intérieur comme un mentor. «Je rencontre beaucoup de jeunes de 20-25 ans qui lisent des livres de Chevènement et même les plus anciens. Ils ont une admiration pour sa démarche politique, sa cohérence intellectuelle et sont dispatchés sur tout l’échiquier politique », constate Gaël Brustier. À Normale Sup, l’EHESS et même Sciences Po, le cœur de la mondialisation heureuse, la nation fait son grand retour. Il y a un an, Chevènement était reçu tel une rock star par le CRE, association eurosceptique de l’école de la rue Saint-Guillaume.

À la tête de la Fondation pour l’islam, il est désormais sur la nouvelle ligne de fracture du parti intellectuel. Elle sépare ceux qui privilégient les enjeux politiques et économiques et ceux qui font des questions culturelles la première urgence. Plus encore que le 11 Septembre, les attentats de janvier et de novembre 2015, puis l’attaque de la promenade des Anglais en juillet 2016 ont ébranlé le logiciel chevènementiste. Avec son dernier livre, Un quinquennat pour rien, Éric Zemmour a jeté un pavé dans la mare : la priorité n’est plus la souveraineté, mais l’identité. Souverainistes républicains et souverainistes identitaires s’éloignent et s’affrontent vigoureusement. Pour les uns, l’islam représente une menace existentielle, pour les autres, il est un symptôme de notre déliquescence. Chevènement, comme toujours, aimerait les réconcilier par le haut. Son dernier livre parle de « défi de civilisation». Il est rédigé comme un programme de salut public. Il a été écrit à l’ombre de Clemenceau. ■

Alexandre Devecchio

Le Figaro du 17 novembre 2016