Claude NICOLET

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Il fallait que ça arrive,certain me questionnent, s'étonnent et engagent le débat sur cette question qui est à mes yeux d'une grande importance pour l'avenir de notre pays.

Je réponds à celles et ceux qui sont de mes amis et avec lesquels le dialogue est non seulement possible mais de qualité, fécond et plein du respect indispensable à la véritable amitié. Il faut dire qu'avec certain d'entre-eux j'ai usé mes semelles en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Israël, en Palestine. Nous avons écumé ensemble la bande de Gaza de long en large, rencontré les négociateurs des accords d'Oslo, de l'initiative de Genève et de beaucoup de ceux qui furent les acteurs du "rêve brisé" décrit si justement par Charles Enderlin.

Je vais tenter de faire la réponse la plus honnête possible en essayant d'aller à l'essentiel. Tout d'abord un préalable de méthode qu'il convient de préciser à propos des déclarations de la ministre Vidal sur l'enquête qu'elle compte diligenter sur l'islamo-gauchisme au sein de l'université française. Ces déclarations lui appartiennent et à elle seule. Je mesure néanmoins l'impact des paroles ministérielles, le trouble qu'elles provoquent et l'émotion qu'elles suscitent. L'université française doit-elle être libre ? De cette liberté académique indispensable à la recherche scientifique et à la fabrication du savoir ? Évidemment, voilà qui ne doit souffrir aucune contestation. Mais cette liberté ne se suffit pas à elle même. Elle est au service en même temps qu'elle participe de l’idée que nous nous faisons de nous-même et finalement l'avenir voire le destin du pays.

Cela dit, aussi loin que je me souvienne, l'université française a toujours été (ou presque) un lieu de militantisme, d'éveil et de formation à la conscience politique et sociale, il n'y a là rien de bien neuf. Et je me souviens bien dans mes jeunes années estudiantines qu'il était facile d'identifier l'orientation politique de tel ou tel professeur. Loin de me choquer, c'était une invitation à la confrontation et à la "dispute" . En revanche, la rigueur, la volonté de faire de nous la future "élite de la Nation" était une ambition clairement affichée par nos professeurs, fiers de leur travail et de leur désir de fournir au pays les cadres de demain.

Ils avaient conscience d'eux-même, de l'intérêt public, de leur mission et du pays. Cette dimension est essentielle, c'était il y a plus de trente ans. Nul doute que les enseignants tiennent toujours à donner le meilleur d’eux-mêmes. Mais quel regard porte aujourd’hui le pays et surtout l’État sur ses universités ?

Aujourd'hui dévalorisée, les moyens qui lui sont alloués sont parmi les plus faibles de l'OCDE. L'université a été abandonnée au profit d'un autre modèle, managérial, commercial, qui correspond aux attentes du nouveau modèle économique. Voilà qui pose la question des "élites" et de l'ambition d'un pays. Que veut-il pour lui même, ne s'adresse t-il qu'à des individus renonçant finalement à une vision collective? Question fondamentale à mes yeux. Voulons nous encore "faire France" et si oui, qu'est-ce que ça veut dire en 2021 ?

En réalité, l'université française est à l'image de la paupérisation, de la relégation et de la "mise à la périphérie" (pour paraphraser Christophe Guilly) de toute une partie de la société française. La fabrique de nos élites contemporaines ne lui appartient plus. Elle est elle même dans la banlieue non pas du savoir mais de la considération à laquelle elle peut légitimement prétendre. Évidemment, ce tableau comporte une multitude de nuances mais notre université souffre, comme notre système scolaire d'une difficulté qui tient aussi au fait que la France s'interroge sur elle-même. Sur ce qu'elle est, sur ce qu'elle veut être et transmettre. C'est une interrogation profonde sur ce que nous sommes. Il ne faut pas avoir peur de poser ce type de questions. La France veut-elle perdurer ? Il faut mesurer l'angoisse que représente cette question et qui, d'une façon ou d'une autre, traverse notre société. Mais de grâce, il faut cesser de taxer d'extrémiste de droite celles et ceux qui posent cette question et qui tentent d'y répondre. Il est quand même curieux, pour ne pas dire plus que désormais les tenants de l'universalisme républicain soient rejetés dans les bras de l'extrême-droite alors qu'ils tentent à toutes forces de desserrer les tenailles de la pince identitaire que le peuple français dans sa profondeur rejette viscéralement parce que contraire à la façon dont il s'est constitué.

Dès lors, pourquoi cette question de l'islamo-gauchisme provoque un tel débat ? Parce qu’elle nous interroge. Tout simplement.

Mettons-nous d'accord sur quelques points. L'islam politique existe t-il ? Je pense raisonnablement que nous pouvons être d’accord sur ce point. Sommes-nous confrontés dans notre pays à une offensive de l'islam politique ? Là encore nous pouvons être d'accord, du moins je le pense.

Continuons de préciser afin de ne laisser aucune place à l’ambiguïté, l'islam est une chose (immense), l'islam politique en est une autre, dangereuse. Et il est scandaleux que de vouloir à tout prix confondre les islamistes (les tenants de l'islam politique) avec LES musulmans. Hélas, nombreux sont celles et ceux qui tentent de réaliser cette "fusion" qui va à l'encontre des intérêts de la France qui se confond totalement dans le cas présent avec la République.

Nos ennemis, car ils se sont nos ennemis, c'est à dire les tenants de l'islam politique, sont à la manœuvre et oui l'université est aussi un objectif stratégique. Pourquoi ne le serait-elle pas ? Abandonnons toute naïveté et nous gagnerons un temps précieux.

Est-ce pour autant que "l'islamo-gauchisme" ne doit pas être un objet d'étude ? Bien sûr que non, bien au contraire. Ce concept serait issu de l’extrême droite (ce qui est contesté), mais nous savons que le champ des idées est aussi un champ de bataille (symbolique) destiné à produire du sens. Mais commencer par dire qu'il n'existe pas (l’islamo-gauchisme) interdit nécessairement qu'on l'étudie. J'entends ici et là qu'il n'est pas un concept scientifique (alors que bien des chercheurs disent le contraire) supposons que ce soit le cas et disons qu'il ne recouvre qu'un concept "politique", rien n'empêche alors qu'il soit étudié scientifiquement. L’histoire des idées existe bel et bien me semble t-il.

Tout comme il convient de se pencher sur les tensions pour ne pas dire plus qui se multiplient autour de certaines disciplines académiques ou enseignements scolaires directement impactés par l'islam politique à l’offensive (EPS, lettres, philosophie, sciences).

Faut-il, au nom d'une vision à courte vue, par facilité et pour tout dire par lâcheté, refuser de constater la tentative de substitution de la vision universaliste que porte la France, vaille que vaille, en une proposition totalement inverse ? Or, nombre de nos concitoyens de confession ou de culture musulmane se sentent également menacés à la fois par l'islam politique dont ils connaissent parfaitement le projet et parfois les horreurs mais craignent parallèlement une forme de sujétion dans une République qui ne les considérerait que comme des citoyens de seconde zone, éternels colonisés ou dominés.

Est-ce pécher contre la raison que de dire que toute une partie de la gauche joue sur ce registre dangereux en entretenant à dessein la confusion entre islam politique et musulmans? Pourquoi refuser d'imaginer qu'il peut y avoir des liaisons dangereuses entre les uns et les autres ? N'est-ce pas, finalement, un schéma classique ? La République est attaquée, remise en cause, affaiblie, la démocratie va mal c'est une évidence. Mais soyons sans illusion, ça peut être pire.

Pourquoi refuser d'admettre que l'islam politique porte un projet de transformation sociale, politique et même civilisationnel qui n'est pas compatible avec la République ? Est-ce si difficile ? Dans ce combat l’université doit être l’alliée des Républicains. Elle est donc aussi un objectif de l’islam politique dans la bataille pour l’hégémonie culturelle et un levier d’influence pour les théories importées de certains campus anglo-saxons qui sont autant de relais du soft power américain. Il ne s’agit pas de dire que l’université française dans son ensemble est acquise à ce phénomène, mais il convient de reconnaître que ce phénomène existe.

Là encore il convient d'être précis. Cette construction est récente. Car l'islam lui-même a subit de profondes transformations. Il n'a plus rien à voir avec celui de celles et ceux qui sont venus s'installer en France et qui y ont fait souche il y a 50, 60 voire 70 ans. L'islam d'aujourd'hui vient d'ailleurs (géographiquement) d'une part mais aussi et surtout il est passé par la forge incandescente des crises du Proche et du Moyen-Orient de ces quarante dernières années. Échecs politiques des nationalismes arabes (auxquels les puissances occidentales ont grandement contribué par calcul à courte-vue et contexte de guerre froide), guerre d'Afghanistan, guerre du Golfe, destruction de l'Irak...le tout biberonné par les pétrodollars du salafisme saoudien et de l'idéologie des Frères musulmans. Aux immigrés venant travailler en France à la culture politique issue des luttes pour les libérations nationales, ayant pour certains combattus dans l'armée française pendant la Seconde guerre mondiale, voilà aujourd'hui ceux qui vivent l'eschatologie comme fin politique qui s’insèrent parfaitement dans la mondialisation néolibérale déterritorialisée.

J'ai vécu cette transformation, notamment en Palestine il y a maintenant plus de vingt ans. J'ai soutenu des "résistants algériens" cherchant refuge en France et n'ayant de mots assez durs pour nous mettre en garde.

Alors pourquoi refuser de voir que dans notre pays, certains jouent un jeu très dangereux, pourquoi refuser de s'interroger sur leurs motivations ? Pourquoi refuser de s'interroger sur le fait que tant de Français (quelque soient leurs opinions, leurs croyances) se sentent menacés par ce phénomène ? Le réduire à du racisme, à de l’extrémisme ou je ne sais quelle autre "passion triste" serait une erreur et  même une faute.

Refuser un terme pour refuser de constater une réalité nous empêchera de penser cette réalité, donc de la combattre à moins que déjà vaincu, nous ne voulions la subir.