Claude NICOLET

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Ma tribune publiée sur lefigaro.fr le 01/04/2021

La croisée des chemins: expression tellement utilisée qu’il n’est pas impossible qu’elle en ait perdu toute signification. Et pourtant... il n’est pas totalement illégitime de penser que nous y sommes.

Les fractures politiques, économiques, culturelles, identitaires, sociales que certains d’entre nous annonçons, décrivons depuis des années sont là. Nous l’annoncions dès 1992, avec Jean-Pierre Chevènement lors de la création du Mouvement des Citoyens.

Depuis trente ans, vaille que vaille au risque de toutes les stigmatisations, de tous les noms d’oiseaux et parfois des insultes, nous sommes restés fidèles aux analyses qui sont les nôtres parce qu’elles s’appuient sur des convictions profondes et une conception de la France, de la Nation, de la démocratie, de la souveraineté et de la République que nous refusons de séparer les unes des autres, même si nous ne les confondons pas.

Nos mises en garde ne furent pas entendues, nos propositions ne furent pas retenues et la gauche à force d’épouser le néolibéralisme sans jamais vraiment le reconnaître a préféré rompre avec le peuple et briser «les noces de la Nation et de la classe ouvrière» voulues par Jean Jaurès et se tourner vers les «minorités» quelles qu’elles fussent plutôt que de remettre en cause ce qui deviendrait la politique du «franc fort» et de l’arrimage au Deutch Mark pour faire l’euro au prix de notre industrie.

Les partis politiques sont profondément décrédibilisés sur fond de disparition de l’oxygène démocratique car éliminé par la fin de la souveraineté.

L’alignement de la France passait par son alignement européen et atlantiste. L’Union européenne qui était acceptée par les Français tant qu’il s’agissait de faire «la France en grand» s’est transformée en Europe allemande, nous isolant durablement et nous affaiblissant peut-être plus encore.

Certes, le «virage de 1983» pour orienter la France dans le sens des «vents dominants» du néolibéralisme, parfaitement décrit par Jacques Delors pouvait sembler inévitable. Mais avec «l’acte unique» de 1986 livrant le pays aux mouvements de capitaux puis le Traité de Maastricht (1992) gravant dans l’ADN de l’Union européenne le gène du néolibéralisme, la gauche ne l’était plus vraiment.

Dès l’élection présidentielle de 2002 nous avons pu mesurer la fracture et l’attente des Français. L’appel de Jean-Pierre Chevènement n’est pas resté sans lendemain. Du communiste Rémi Auchedé ou Anicet Le Pors à l’ancien chef de cabinet du général de Gaulle, Pierre Lefranc, en passant par les radicaux d’Emile Zuccarelli, 2002 est le signal que la recherche d’une alternative était lancé. Il n’y a pas de vision politique qui vaille si elle ne s’inscrit pas dans la compréhension des phénomènes qui sont à l’œuvre et si elle ne s’inscrit pas dans la longue durée.

Le résultat de ces quarante piteuses est politiquement dramatique. Les partis politiques sont profondément décrédibilisés sur fond de disparition de l’oxygène démocratique indispensable pour survivre car éliminé par la fin de la souveraineté, condition de notre liberté.

Comment articuler la question sociale et la question nationale, comment articuler la question de la laïcité et de la citoyenneté, cœur du projet républicain si en réalité les conditions même du débat et surtout de leurs existences ne sont plus réunies?

La désarticulation de la question sociale et de la question nationale sur fond de fin de la souveraineté signe la fin de l’idée républicaine.

Ce qui nous constitue en tant que peuple politique ce sont justement le fait de pouvoir débattre de ces questions. C’est cette «dispute commune» qui nous permet de «faire France», de «faire Nation». Et c’est aujourd’hui le cœur même de cette possibilité qui est attaqué au plus grand profit de ceux qui en veulent la fin afin de soustraire au peuple son identité politique et sa capacité d’agir sur son avenir, sur son destin.

Des offensives de l’islam politique (qu’on cherche honteusement à assimiler aux «musulmans»), aux minorités agissantes qui remettent en cause la laïcité, l’égalité républicaine, qui catégorisent les citoyens en «racisés», en genres sexuels, en luttes intersectionnelles, en communautés séparées les unes des autres, en guerre homme/femme, dans un pays où les enseignants sont menacés, agressés, molestés et parfois massacrés, dans un pays où la violence frappe chaque jour davantage notamment les crimes de sang, alors que c’est la dispute politique qui nous relie les uns aux autres, la crise du politique se transforme inévitablement en crise identitaire et culturelle. La guerre de tous contre tous dans un état de tension permanent est consubstantielle à la société néolibérale.

Ce champ de ruines démocratiques et politiques nous pouvons en mesurer les dégâts chaque jour qui passe. La désarticulation de la question sociale et de la question nationale sur fond de fin de la souveraineté signe la fin de l’idée républicaine et constitue la plus belle des victoires de ceux qui veulent mettre un terme au cycle historique et politique ouvert en 1789.

Comme l’a magnifiquement dit Philippe Séguin, «Maastricht est littéralement l’antithèse de 1789.» Il avait lui aussi, compris dès 1992 de quoi il s’agissait. Et lui, l’enfant de Tunis, le pupille de la Nation, le fils d’un père mort pour la France en 1944, lui, le gaulliste intègre et respecté, lui l’amoureux de la France et de la République, ne pouvait accepter ce qui lui semblait inacceptable et qui ressentait, au fond de lui-même ce choix comme une trahison. Il faisait partie de ces hommes à la recherche de l’alternative politique qui permettrait de refonder la République. L’époque et la mort ne lui en ont pas laissé ni le temps ni la possibilité.

Quarante ans plus tard nous en sommes-là. L’Union européenne ne parvient pas, parce qu’elle ne peut pas se substituer aux nations qui la composent à «offrir» ou à proposer un imaginaire de substitution suffisamment puissant pour forger un «peuple européen» qui décidément, refuse d’exister. La crise sanitaire ne cesse de la démontrer.

L’heure est à l’audace et à la prise de risque parce que la situation l’exige et que les Français le savent alors qu’ils sentent le pays se déliter.

Or ce cycle néolibéral ouvert à la fin des années 70 par Margaret Thatcher et Ronald Reagan se termine. C’est désormais à une nouvelle perspective politique qu’il nous faut travailler et proposer aux Français. Cela ne peut se faire qu’à partir d’une compréhension précise de notre époque et de la situation dans laquelle nous nous trouvons. «Être libre c’est avoir l’intelligence de son temps» nous dit Jean-Pierre Chevènement, c’est de cela dont il s’agit aujourd’hui.

Cela sous-entend d’avoir désormais la capacité de s’affranchir d’un certain nombre de grilles de lecture qui aujourd’hui nous paralysent, tant à «gauche» qu’à «droite» car les vraies lignes de fractures ont totalement fait voler en éclats ce qui constituait «l’ancien monde». Mais le «nouveau monde» n’est toujours pas advenu car il nécessite un effort considérable de réflexion, d’intelligence collective et surtout de courage politique.

L’époque n’est pas aux anciens arrangements. Les annonces artificielles d’accords d’appareils politiques ne satisferont que les derniers membres du clergé alors que les croyants (s’il en reste) sont déjà partis voir ailleurs depuis bien longtemps. D’ailleurs, en fonction de l’église à laquelle ils appartiennent ils ne seront d’accord sur rien. Nucléaire? Politique énergétique et industrielle? Politique économique? Politique des Transports? Politique sanitaire? Politique de relance?

L’heure est à l’audace et à la prise de risque parce que la situation l’exige et que les Français le savent alors qu’ils sentent le pays se déliter. L’heure n’est même plus au «front républicain» dont l’idée n’intéresse plus grand monde tant les citoyens ont le sentiment (ont-ils tort?) de s’être fait avoir.

Non, l’heure est à une refondation républicaine avec celles et ceux qui en auront le courage, la volonté et qui auront la capacité d’agir en femmes et en hommes libres afin de reprendre en main le cours de notre destin.